Thursday, May 20, 2004

Les anges anonymes

Buster Andy Ablé et Miss Flamdenfer sirotaient leur whisky on the rock au bar de l’hôtel devant un serveur qui ne semblait pas prêter attention à leur chevelure flamboyante ni à leur parfum d’outre-tombe. Deux heures un quart du matin et toujours pas de rouquine exubérante qui se pointe! Depuis onze heure et demi qu’elle était montée, la rousse qu'était venue se fondre dans le décors comme par miracle, pour leur donner un petit coup de pouce, une envoyée de la Terre peut-être. Cent-vingt-trois ans qu’ils erraient ces deux-là, à renifler l’odeur de la pourriture, à dénicher la plus petite inclinaison à la haine, à traquer la moindre aptitude au vice, le plus infime potentiel malin dans chaque être qu’ils croisaient. Et en cent-vingt-trois années de dur et vil labeur, queuchi, rien, nada ! La risée de tout l’underground sulfureux, voilà ce qu’ils étaient : des ratés de l’enfer, des comiques malgré eux et populaires avec ça! Une si longue carrière vouée à l’échec. Les âmes glissaient sur eux comme sur des peaux de bananes et, au lieu de se ramasser joyeusement sur le béton, prenaient leur envol vers les cieux. Mais figurez-vous un ange, un vrai, là! Las d’être ange. Etrange mais vrai. Son regard d’ange au bord de la chute, en pleine déprime, scrute le vide. Fatigué. Né quand le monde est né, le souffle de l’éternité fait battre son cœur. Mais, à force de fréquenter les humains, on finit par leur ressembler, par vouloir en être.

La peau dorée par le soleil rose florentin d’une fin de jour, il était assis dans la position du penseur de Rodin, sur les marches du Grand Hôtel Médicis. Ailes rabattues, paupières closes, Gabriel pensait qu’il aimerait devenir un homme, il savait que l’homme peut se changer en ange et il savait le contraire impossible. En tout cas, il n’avait jamais entendu ses collègues faire allusion à ce genre d’histoire. Alors pourquoi, si c’était contre-nature, pourquoi, lui, il y pensait ?
- C’est l’enfer qui m’attend ! dit-il avec un certain effroi.
- Qui a dit ça ? s’exclama Miss Flamdenfer, à moitié hystérique par la phrase qu’elle venait d’entendre.
- J’ai entendu moi aussi, dit Buster.
Il était dix-neuf heures, les gens rentraient chez eux après leur journée de travail et personne n’avait l’air enclin au plus petit geste diabolique !
- Tu sens pas ? demanda la Miss à son compère.
- On dirait qu’y a d’la pourriture qui traîne dans le coin.
- C’était la voix d’un ange… elle résonne dans nos tête ! Un ange sur le point de choir ! Miss Flamdenfer prononça ces mots avec une telle délectation que sa langue, ses yeux, ses épaules, ses hanches, tous ses muscles se mirent à rouler dans une cadence spasmodique. Elle en bavait du souffre.
- Oh ! non. On y va pas. Tu sais bien ce que ça fait de les approcher.
- C’est l’occasion de monter le coup du siècle en matière de perversion d’âme et de racheter notre putain de réputation. T’en connais beaucoup des sulfureux qu’on réussit l’exploit de déloger une pourriture d’ange de son ciel. On sera les premiers depuis des siècles.

La gorge serrée, asséchée par l’angoisse, Gabriel pénétra dans le hall de l’hôtel et alla s’asseoir au bar en miroir fumé, au pied de l’imposant escalier de marbre blanc, tellement ciré qu’il reflétait les plafonds avec leurs lustres de cristal.
- Un soda brun, s’il vous plaît garçon, avec des glaçons et du citron.
Les ailes me direz-vous. Non, bien sûr, les humains ne les voient pas, ils ne savent pas reconnaître un ange d’un esprit malin. Il but lentement une gorgée glacée du liquide marron. Un souffle bleu froid parcouru son arrête dorsale. L’atmosphère s’était emplie d’une odeur épouvantable. Des Djinns, pensa-t-il, les sous-fifres du Grand Sulfureux. Gabriel se retourna, deux êtres à la tête incandescente glissaient vers lui. La fille lui jeta un regard exorbité. Elle était grande, une robe de velour pourpre moulait son corps osseux. L’autre avait un drôle d’air dans son complet en cuir noir avec son pantalon qui lui arrivait au dessus des chevilles. Face à face, les représentants du Bien et du Mal ne pouvaient pas se sentir. A l'image des aimants opposés, leur odeur agissait comme un puissant répulsif, de sorte qu’il était rare de se trouver aussi près de son contraire. Gabriel sentit remonter en lui la gorgée de soda qu’il venait d’ingurgiter ainsi que ses dix derniers repas et fonça aux toilettes offrir tout ça à la cuvette.
- Où vas-tu mon ange ? Je te fais fuir ? Reviens! Flam tordait de dégoût ses lèvres crevassées et larges comme un gouffre.
Difficle d’approcher un ange quand on est un démon. Impossible de lui parler. Annulation de l’embryon de pacte qui était né dans la double tête de souffre.
- Et si on lui offrait une victime à sauver ? Il tombe dans le panneau et on rafle deux âmes d’un coup, suggéra Buster.
- T’es gentil, ça fait plus d’un siècle qu’on la cherche la conne d’âme qui voudra bien pactiser avec nous, alors mets-la en veilleuse et laisse-moi réfléchir!
Blessé dans son orgueil, qui après tout ce temps de vie commune, s’était vidé de son sens, Buster s'en alla arpenter les rues sinueuses de Florence qui commençaient à s’animer sous la lueur des réverbères. Des jambes marchaient, des bras se balançaient, insouciants. Des bribes de conversations vives ou tristes atteignaient les oreilles découpées de Buster. La pluie vint surprendre les promeneurs nocturnes, et les rues se vidèrent lentement. Devant lui, deux pieds nus avançaient dans les flaques, deux jambes longues et sensuelles montaient vers une robe de vinyle transparent dans laquelle se serrait un corps nu, des fesses rondes et fermes réclamaient qu’on les libère, une chute de reins prometteuse, des épaules larges, avec au bout d’épaisses mèches de cheveux mouillés. Un petit crucifix pendait au creu de son cou. Un sentiment d’impuissance et d’émerveillement. La fille se retourna et le fixa un instant. Instant pas si instantané pour qui peut lire une vie dans un regard. Buster n’en crut pas ses yeux. Rien à voir. A croire que la fille venait de naître. Pas l’ombre d’un passé, un présent au plus offrant et « no futur » était son ambition. Les doigts brûlants de Buster s’enroulèrent autour de son poignet et l’attirèrent à lui.
- J’ai une proposition à vous faire.

Gabriel, horrifié à l’idée de se métamorphoser en sous-fifre sulfureux, essayait de se faire une raison à sa condition angélique. Il ouvrit la fenêtre de sa chambre, tira de sa poche un cigarre bleu des Andes. Quelqu’un frappa à la porte. Deux yeux verts, deux trous de mémoire le regardèrent. Gabriel y vit le reflet du moment. Rien de plus que son propre désespoir dans les yeux de cette fille. Sa lassitude. L’ange la prit dans ses bras et ils se consolèrent.

A l’aube, Gabriel se réveilla encore confus des sensations qu’il découvrait. Il tendit son bras pour étreindre son amour. Elle n’était plus là. Seules gisaient quelques plumes blanches.